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Michel Serres/Henri Guillemin – Portraits croisés

MS/HG

Le rapprochement entre Michel Serres et Henri Guillemin ne va pas de soi et pourrait même paraître tiré par les cheveux. A ma connaissance, Guillemin ne s’est jamais exprimé sur Serres, il y a fort à parier qu’il ne l’a pas lu.
Nous savons qu’il n’avait pas la tête philosophique.

Se demander s’il aurait apprécié le dernier livre de Serres Relire le relié, (Paris, 2020 – éd. Le Pommier) relève donc de la gageure.
Osons nous y risquer, cependant.

D’abord parce qu’il y a quelque chose de commun entre les deux hommes : le fait qu’ils sont l’un et l’autre issu d’un milieu populaire et qu’ils ne se sont jamais tout à fait habitués aux us et coutumes de la bourgeoisie et du monde policé des lettres.
« Je suis un fils du peuple », répétait Serres, je n’y peux rien, c’est comme ça. J’ai toujours été un « petit ». Et mon cœur et mon âme sont parmi les « petits », je n’y peux rien. » (Pantopie : de Hermès à Petite Poucette, entretiens avec Martin Legros et Sven Ortoli, 2014 – éd. Le Pommier, p.58).

Cette revendication aurait ému Guillemin qui, lui aussi, a toujours revendiqué la modestie de ses origines. Je les imagine l’un et l’autre fort mal à l’aise dans le milieu socialement confiné de l’Ecole Normale de la rue d’Ulm ; ils n’en connaissent pas les codes, ils en refusent les conventions.

Guillemin y échappe pendant les années où il sert de secrétaire à Marc Sangnier, au risque d’échouer lorsqu’il passe le concours de l’agrégation.
Serres, lui, réussit du premier coup son agrégation, mais eut droit à ce commentaire du président du Jury : « Monsieur Serres, je n’ai pas pu vous mettre dans un rang d’excellence, avec votre accent, vous n’êtes pas exploitable sur le territoire national » (ibid. p.41).

Comme avec délicatesse ces choses-là sont dites.

Ensuite parce que l’un et l’autre n’ont pas été reconnus par l’institution universitaire – on sait la blessure profonde que cela a représenté pour Serres.
Guillemin, lui, a semblé prendre la chose avec plus de désinvolture, mais je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas été profondément blessé, lui aussi, de ne pas obtenir le poste à la Sorbonne qu’il aurait mérité.

Pas exploitables sur le territoire national, ils sont donc, l’un et l’autre, partis pour l’étranger où leur fut réservé un bien meilleur accueil.

Mais cela paraît secondaire au regard de leur attachement à la religion chrétienne, et à la religion catholique en particulier.
Guillemin ne s’en est jamais caché ; il en a même fait un des traits les plus affirmés de son caractère et de son parcours – catho de gauche, d’extrême gauche parfois même – ce qui lui a valu quelques solides inimitiés, et chez les cathos, et chez les gens de gauche.

Serres quant à lui, après une éducation chrétienne familiale (son père s’est converti au retour de la Guerre de 14) qui l’a fortement marqué et qu’il a vécue avec une intensité rare, a pris des distances par rapport à la religion.
Mais des distances dues à sa découverte des mathématiques et des sciences humaines qui rendaient difficiles l’aveu d’une foi sans pour autant parvenir à l’éradiquer. « La religion est ma pudeur », a-t-il dit quelque part.

Il n’a pourtant pas cessé de lire et de relire l’Ancien et le nouveau Testament ; et son œuvre est remplie de références à ces textes qui auraient dû mettre la puce à l’oreille de ses lecteurs si leur ignorance en la matière n’avait pas été totale.

Au lieu que Guillemin semble adopter, en avançant en âge, une attitude de plus en plus critique à l’égard de l’institution ecclésiale et des contenus mêmes de la foi : la découverte de l’approche historico-critique fait des ravages dans ses convictions ; Serres, au contraire, avance de plus en plus à visage découvert, ce qui suscite chez les commentateurs (journaleux prétendument spécialistes, et collègues toujours prompts à lui faire payer les succès qu’il rencontrait) des sourires de commisération et l’envie à peine dissimulée de dénoncer chez lui un gâtisme précoce.

Editions le pommier – 288 pages – 20 €

Evidemment, Relire le relié ne peut que les conforter dans leur condamnation. Ils jouent les effarouchés, se disent estomaqués qu’un homme qui s’est toujours vanté d’avoir côtoyé les sciences – alors qu’eux même n’y entravaient pas grand chose – puisse tomber si bas qu’il en vienne à accorder crédit à ces mômeries qui ne font même plus rêver les petits enfants.
A quoi il faut ajouter qu’il n’a pas l’air d’accorder beaucoup d’importance aux travaux d’exégèse et à la méthode historico-critique.

Voilà qui rend bien improbable une rencontre – même post mortem – entre nos deux olibrius.

Et pourtant, il y a des pages dans Relire le relié qui auraient enchanté Guillemin. Celles, entre autres, que Serres consacre à la Sainte Famille et qui font écho aux analyses de Guillemin dans l’Affaire Jésus.

Le Christ dans la maison de ses parents – 1850 –  tableau de John Everett Millais, peintre anglais (1829 – 1896)
huile sur toile, 86,4 x 139,7 cm – Tate Britain à Londres. © Bridgeman images.
(Cette représentation de la Sainte Famille, en écho à la pauvreté des milieux populaires anglais du XIXe siècle, fut extrêmement controversée lors de son exposition)

La vision qu’il développe a soulevé la fureur des intégristes : pensez, faire de la Sainte Famille l’exemple même de la famille recomposée, il y a de quoi prendre à rebrousse poil les tenants de l’imagerie sulpicienne !
Les insultes et les menaces furent telles, qu’il fallut demander une protection spéciale. Ainsi :

« Le père n’est pas le père naturel ni Jésus le fils naturel. Il est d’autre part impossible que la mère ne soit pas la mère, puisque nous sortons tous d’un ventre féminin. » Et plus loin :
« Au total, la sainte Famille innove puissamment dans la société de son temps, fondée sur la généalogie familiale, en la déconstruisant et en substituant aux liens naturels de parenté une structure importée des Romains, l’adoption, c’est-à-dire le choix, individuel et libre, par amour. »

Et pour ceux qui n’auraient pas compris ce que cela implique, Serres enfonce le clou :
« Cette révolution (…) prévoit, et résout, des siècles en avance, mille débats oiseux sur le mariage, le divorce, la famille, la paternité…, en particulier celui, plus actuel, sur le mariage homosexuel. Il ne s’agit plus de réduire cette alliance à un homme et une femme, sexuellement, naturellement parlant, mais, universellement, à tous ceux et à toutes celles qui, s’aimant, se choisissent et s’adoptent. » (p. 169/173)

La question n’est évidemment pas de savoir si Serres croit à la réalité des récits sur la Sainte Famille ; mais de comprendre l’usage qu’il en fait pour en montrer la signification anthropologique actuelle.

Guillemin souleva une indignation semblable en s’attaquant aux contradictions que l’on relève entre les textes consacrés à la naissance de Jésus (Guillemin dit Ieschoua).
« Sur l’ascendance davidique de Ieschoua nous disposons de deux généalogies, fournies l’une par Matthieu, l’autre par Luc, et qui sont insuperposables. On voit mal d’ailleurs, si Joseph n’est pas le géniteur de Jésus, l’intérêt qui peut s’attacher au fait, très hypothétique, d’une appartenance de Joseph à la maison de David. Les lettres de Paul sont antérieures à nos canoniques et il y apparaît clairement que Paul ne sait rien d’une naissance miraculeuse du Sauveur. Lequel – Paul le dit expressément – est « né d’une femme » (Gal 4,4), d’une femme (gunè dans le texte, et non point parthenos, une vierge) ; il précise même que Jésus est « issu de la lignée de David, selon la chair, » (Ro 1,3).

Guillemin tirera de ces remarques des conséquences elles aussi peu orthodoxes sur les frères et sœurs de Ieschoua. (L’affaire Jésus, p.42/45, Utovie/h.g.)

Les perspectives sont différentes, Guillemin s’appuie sur les données de la méthode historico-critique que Serres laisse de côté. Mais l’un et l’autre bousculent les lectures traditionnelles et dogmatiques des textes.

Cette liberté de pensée commune à l’un et l’autre tient au fait qu’ils ont moins intériorisé les codes de la pensée dominante que s’ils y avaient baigné dès leur enfance.
Et qu’ils éprouvent une joie maligne à bousculer les idées mieux établies, retrouvant par là-même ce qu’ils pensent être le cœur même des Evangiles – l’amour.

Note de Patrick RÖDEL

Pour aller plus loin

L’amitié qui s’est forgée entre Patrick Rödel à Michel Serres prend sa source au début des années soixante lorsque Patrick Rödel, jeune normalien, suit les conférences d’épistémologie que le professeur Serres donne à l’Ecole Normale Supérieure (ENS Ulm).
Ensuite, conformément aux mouvements de la vie, les deux hommes vont creuser leur propre sillon.

Ils se retrouvent au tournant des années 2000 et, à partir de là, vont régulièrement se voir, notamment à Bordeaux, où l’accueille Patrick Rödel à chaque fois que Serres y vient pour présenter ses ouvrages.

C’est au cours de ces régulières rencontres qu’une connivence intellectuelle va s’affirmer, débouchant sur une amitié qui ne faiblira pas.

Editions Le Pommier – 176 pages – 16 €

L’intérêt, l’engouement pour les travaux de Serres, amène Patrick Rödel à écrire un livre en 2016 : Michel Serres, la sage-femme du monde – éd. Le Pommier ; un livre rare, peut être le seul écrit en France sur le philosophe et sa pensée ; l’ouvrage d’un fin connaisseur de l’oeuvre composite d’un philosophe atypique.

Aujourd’hui, au moment où s’est ouvert l’immense chantier de la publication des oeuvres complètes de Michel Serres – ouvrages déjà édités auxquels s’ajoutent de nombreux inédits – Patrick Rödel a été invité à intégrer le conseil d’orientation de la Fondation Michel Serres.

Bifurcation, comme d’autres mots serriens tels bifide, trivial, affourchage, permet de remettre en question une vision linéaire du temps au profit de carrefours ou fractalités, dont Hermès est le dieu protecteur.
(Photo symbolisant une facette de la pensée composite de Michel Serres).